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Par Arman Tatoyan, Défenseur des Droits d’Arménie

Radar Media Info Sud-Caucase : Plusieurs mois après la fin de la guerre du Haut-Karabagh, y a-t-il encore des prisonniers de la guerre de 45 jours (capturés avant l'accord de paix du 10 novembre), en Azerbaïdjan ou en Arménie ?

Arman Tatoyan : Oui, il y a des prisonniers de guerre arméniens, capturés avant la déclaration trilatérale du 9 novembre 2020, qui sont toujours détenus en Azerbaïdjan à ce jour, et ceci en dépit du principe d’un échange de « tous contre tous » qui avait été annoncé. L’Arménie a libéré tous les prisonniers de guerre azéris mais la réciproque n’est pas vraie. Non seulement les autorités azerbaïdjanaises ont retardé artificiellement la libération des captifs de la partie arménienne, mais pour ceux qui sont toujours emprisonnés, les vrais chiffres ne sont pas communiqués. De plus, nous avons noté de nombreux cas où, malgré les preuves accablantes confirmées par des vidéos et d'autres éléments, les autorités azerbaïdjanaises continuent de refuser l'accès aux personnes détenues et/ou retardent le processus d'approbation des visites.

Radar Media Info Sud-Caucase : L'Azerbaïdjan a fait état de nouveaux prisonniers capturés à la mi-décembre après la signature de l'accord de cessez-le-feu du 10 novembre. Comment sont justifiés ces emprisonnements ?

Arman Tatoyan : En effet, 62 militaires arméniens ont été capturés après l’accord de cessez-le-feu alors qu’ils étaient dans l’exercice normal de leurs fonctions, et l’Azerbaïdjan a lancé une offensive politique internationale en les qualifiant de terroristes.

Ainsi, le 28 décembre 2020, le Représentant permanent de l'Azerbaïdjan auprès des Nations Unies (ONU) a adressé une lettre au Secrétaire général de l'ONU, qui a également été distribuée à l'Assemblée générale et au Conseil de sécurité de l’ONU. Selon le paragraphe 6 de l'annexe de cette lettre, c’est dans le cadre de mesures anti-terroristes que les autorités azerbaïdjanaises auraient "trouvé" 62 militaires arméniens, originaires principalement de la région de Chirak (Arménie), qui seraient détenus pour faire l’objet d'une "enquête" en Azerbaïdjan.

La lettre qualifie ces militaires arméniens de « membres d'un groupe subversif des forces armées arméniennes » qui auraient été envoyés dans la "région de Lachin en Azerbaïdjan", soi-disant pour commettre des actes terroristes contre le personnel militaire et les civils azerbaïdjanais. La lettre conclut que l'Arménie aurait violé la déclaration trilatérale signée par la Russie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan le 9 novembre 2020. Sur la base de cette lettre, le représentant de l'Azerbaïdjan a tiré des conclusions politiques, notamment en proposant à l'ONU de prendre des mesures contre l'Arménie.

Quelques jours plus tard, le 31 décembre 2020, le Président de l'Azerbaïdjan, en parlant des militaires arméniens détenus en captivité, a déclaré lui aussi qu'il ne s’agissait pas de prisonniers de guerre. Il les a qualifiés de terroristes.

Depuis, 8 de ces prisonniers ont été libérés, il en reste donc 54.  Mais il y en a très certainement beaucoup plus. A l'encontre de certain d'entre eux, l'Azerbaïdjan a engagé des poursuites pénales pour leur prétendue participation à des massacres à Khodjalu pendant la première guerre du Karabagh (1992), ou encore pour de prétendus assassinats de civils azerbaïdjanais.

Radar Media Info Sud-Caucase : Vous êtes le Défenseur des droits d'Arménie, qui est une institution indépendante du gouvernement. Vous êtes vous-même un expert des questions des Droits humains. Quel est le terme qui convient pour désigner ces personnes capturées après l’accord de cessez-le-feu ?

Arman Tatoyan : Ces militaires arméniens sont bien des prisonniers de guerre, tout comme les autres militaires arméniens détenus antérieurement à l’accord de cessez-le-feu. Au moment de leur capture, ils étaient à leur place et à leur poste uniquement dans le cadre de leur activité et de leurs fonctions légales, pour servir dans l'armée. Ils doivent être libérés et renvoyés en Arménie sans aucune condition préalable.

De plus, le conflit armé entre les deux pays se poursuit en dépit de l'accord de cessez-le-feu : ce n'est que la phase active du conflit qui s'est interrompue, preuve en sont les altercations armées récentes près de Khdzaberd, (un village autour de Hadrout au Karabagh), où les 62 militaires arméniens ont été pris en otage. C’est donc bien le terme de prisonniers de guerre qui convient. 

Enfin, et ce point est très important, la signature de l’accord tripartite mettant fin aux hostilités du 9 novembre 2020 permet toujours de qualifier de prisonnier de guerre les personnes capturées postérieurement à cet accord. La déclaration en question couvre à la fois la période précédant l’accord mais aussi toutes les situations qui se sont produites après cette date, et aussi longtemps qu'il existe un besoin objectif de protection des droits de l'homme et des actions humanitaires en raison des conséquences des hostilités.

En outre, dans la pratique, il y a déjà eu des cas où les forces armées azerbaïdjanaises ont capturé des Arméniens après la déclaration trilatérale du 9 novembre 2020, mais ils ont ensuite été relâchés. Donc, cela n’a aucun sens de violer ce principe de manière arbitraire pour ces 54 personnes.

Par conséquent, l'ouverture de poursuites pénales contre ces militaires arméniens en captivité en Azerbaïdjan, leur détention et, en particulier, leur qualification de "terroristes", constituent une violation flagrante du droit international. Ces militaires ne peuvent être ni poursuivis ni détenus pour avoir participé aux hostilités. Ces exigences sont spécifiquement inscrites dans la troisième Convention de Genève de 1949[1].

La conduite des autorités azerbaïdjanaises est non seulement contraire aux lois et aux normes internationales qui considèrent tout retard de ce type comme constituant un "crime de guerre" ; mais c’est aussi une violation de la déclaration trilatérale du 9 novembre 2020 et des intentions des parties qui l'ont signée.

Radar Media Info Sud-Caucase : Pourquoi une telle politisation de la question des prisonniers de guerre par l’Azerbaïdjan ?

Arman Tatoyan : Le retour ou la libération des prisonniers de guerre devrait être indépendant de tout processus politique. C’est un droit automatique et universel après la cessation des hostilités. Il s'agit d'une exigence de droit international qui n’a pas besoin d’être reprécisée dans des documents spécifiques de résolution des conflits.

D’ailleurs, la République d'Arménie a déjà transféré en Azerbaïdjan les auteurs de crimes en Artsakh, y compris deux meurtriers de civils condamnés. L'Azerbaïdjan a également remis à l'Arménie certains Arméniens qui ont été "formellement" condamnés dans ce pays sur le même principe.

Cette urgence absolue de la question de la libération des prisonniers doit être considérée dans le contexte de la propagande anti-arménienne et de la politique d’arménophobie organisée en Azerbaïdjan.  Nous avons consigné des preuves objectives dans différents rapports, établissant l'encouragement par les autorités azerbaïdjanaises à commettre des atrocités à l’encontre des Arméniens. 

C’est pourquoi nous considérons que, sur la base des principes susmentionnés, le retour de tous les prisonniers de guerre en République d'Arménie doit être assuré dans le cadre du processus humanitaire de l’après-guerre et des Droits de l'Homme.

Radar Media Info Sud-Caucase : Human Rights Watch a rapporté des preuves de mauvais traitements et de torture infligés aux prisonniers arméniens, qu’ils soient militaires ou civils. Pouvez-vous décrire les informations que vous avez pu recueillir ? Comment organisez-vous vos actions pour dénoncer ces actes ? Pour assurer leur libération ?

Arman Tatoyan : Dès le 27 septembre 2020 et le début de la guerre, les attaques militaires des forces militaires azerbaïdjanaises contre l'Arménie et l'Artsakh se sont accompagnées de tortures et de traitements inhumains, de destructions massives des colonies civiles et d'autres violations flagrantes des Droits de l'Homme, qui ont également eu lieu avec l'aide des mercenaires et des terroristes djihadistes.

Pendant toute la durée des opérations militaires, ainsi qu'après la fin de ces opérations, les médias, en particulier les réseaux sociaux azerbaïdjanais, ont publié sans relâche des vidéos et des photos montrant le traitement dégradant des corps des soldats arméniens par les forces militaires azerbaïdjanaises, la torture et le traitement dégradant des captifs, tant civils que militaires.

Cela s’est poursuivi par le traitement réservé aux personnes capturées. Nous avons publié un rapport public ad-hoc sur le traitement des prisonniers de guerre et des captifs civils arméniens en Azerbaïdjan (avec un accent particulier sur leurs interrogatoires) ; nous l’avons envoyé à des organisations internationales, notamment à la Cour européenne des Droits de l'Homme.

En coopération avec le Médiateur des droits de l'Artsakh, nous avons également élaboré 6 rapports spéciaux non publics sur la torture et les traitements inhumains commis à l’encontre des membres de l'armée de défense de l'Artsakh et des Arméniens capturés par l’armée azerbaïdjanaise pendant différentes périodes. Les rapports contiennent des preuves et des analyses confirmant la politique azerbaïdjanaise de nettoyage ethnique et de génocide dans l'Artsakh. Compte-tenu de la gravité des atrocités et des tortures commises par l'Azerbaïdjan, le contenu des rapports susmentionnés n'a pas été publié. Les rapports ont été soumis à des organismes internationaux, ainsi qu'aux organes compétents de l'Arménie.

Le 18 décembre 2020 et le 14 janvier 2021, le Défenseur des droits de l'homme de l'Arménie et le représentant de l'Arménie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme ont tenu des réunions à Gyumri avec les familles des 62 militaires originaires du Chirak, pour les tenir informés de leurs droits, des avancées.

Radar Media Info Sud-Caucase : Lors d’une réunion le 11 janvier à Moscou avec les présidents de la Fédération de Russie et de l'Azerbaïdjan, le Premier ministre arménien n'a pas réussi à obtenir des garanties pour la libération des prisonniers arméniens.  Face au refus des parties à l'accord d'appliquer ces dispositions, quelles sont les options qui s'offrent à l'Arménie pour assurer leur retour dans leur pays ?

Arman Tatoyan : En cas de refus de la République d'Azerbaïdjan de mettre en œuvre le 8ème point de la déclaration trilatérale du 9 novembre 2020, le retour de tous les prisonniers de guerre en République d'Arménie devrait être assuré en s'adressant aux organismes internationaux compétents, tels que, par exemple, le Comité international de la Croix-Rouge, la Cour européenne des droits de l'homme, le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme.

Ce processus a déjà commencé. Comme les autorités azerbaïdjanaises continuent à retarder la libération des prisonniers de guerre en ayant recours à des procédés de mise en accusation artificiels, et comme le nombre réel d'Arméniens en captivité est toujours gardé secret, le représentant de l'Arménie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, ainsi que les avocats des droits de l'homme représentant les captifs, ont saisi la Cour européenne des Droits de l'Homme.

Il convient de mentionner que le Défenseur des droits d'Arménie, en coopération avec les autorités internationales et nationales compétentes, continue de prendre des mesures relevant de sa compétence pour aider au processus de retour immédiat de tous les prisonniers de guerre en Arménie.

Le 18 janvier 2021, nous avons également adressé une lettre officielle aux coprésidents du groupe de Minsk et au représentant personnel du président en exercice de l'OSCE, l'ambassadeur Andrzej Kasperczyk, sur le retour des prisonniers arméniens d'Azerbaïdjan et la protection de leurs droits.

 

[1] https://ihldatabases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/Treaty.xsp?documentId=4EE20B2B36D570F6C12563140043A999&action=openDocument).