L’heure est au tracé de nouvelles frontières entre le Haut-Karabagh, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, suite à l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre qui acte la rétrocession de plusieurs territoires à l’Azerbaïdjan. A l’occasion d’une mission sur place[1], l’historienne Taline Ter Minassian analyse les nouveaux tracés et processus juridico-politiques en cours, ainsi que les nombreuses questions que ceux-ci soulèvent.

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Par Taline Ter Minassian, professeure d'histoire contemporaine de la Russie et du Caucase (Inalco, Paris)

 

Radar Media Info Sud-Caucase : L'accord tripartite de cessez-le-feu du 9 novembre a imposé la rétrocession des territoires occupés à l’Azerbaïdjan et la réduction du territoire du Haut-Karabagh.  Quel est l’impact de cet accord sur les frontières entre l’Arménie, l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh ?

 

Taline Ter Minassian : Un simple coup d’œil sur la carte qui résulte de l’accord de cessez-le-feu montre l’ampleur de la défaite arménienne d’un simple point de vue territorial. La situation actuelle est d’une part le reflet de la situation militaire : l’avance azérie par le sud, qui a failli submerger la capitale du Haut-Karabagh, Stepanakert, ne s’est arrêtée qu’à Chouchi, haut-lieu doté d’une forte valeur symbolique pour les deux parties belligérantes, tombée le 9 novembre, date commémorative du Jour de la Victoire en Azerbaïdjan. Les territoires « occupés » du sud, où s’est déroulée la majeure partie des combats (Zangilan, Djebraïl, Fizuli), sont désormais revenus à l’Azerbaïdjan. Mais d’une part, le Haut-Karabagh lui-même (dans les limites du Haut-Karabagh tel qu’il existait à l’époque soviétique) est amputé de sa partie méridionale faisant de Chouchi le poste avancé d’une nouvelle ligne de démarcation se prolongeant vers l’est jusqu’au sud de Mardouni ; d’autre part, la rétrocession des districts de Kelbadjar et de Latchine à l’Azerbaïdjan, territoires tampons occupés par l’Arménie depuis 1993-1994, a créé de nouvelles frontières entre ce qui reste au territoire du Haut-Karabagh et l’Azerbaïdjan : au nord, la route de Vartenis qui faisait la jonction avec l’Arménie est désormais coupée et le monastère de Dadivank se retrouve sous l’autorité de l’Azerbaïdjan. De nouvelles frontières internes à l’Azerbaïdjan avec l’entité du Haut-Karabagh se sont dessinées, potentiellement conflictuelles dans la mesure où nul ne sait à ce jour quel sera le statut définitif du Haut-Karabagh. Si l’on retourne à la carte générale de l’accord de cessez-le-feu, il est facile de constater que la rétrocession des districts de Kelbadjar et de Latchine, crée une « nouvelle » frontière avec l’Arménie. Je dis « nouvelle », mais cette frontière n’a jamais vraiment été matérialisée à l’époque soviétique. Du sud au nord, la frontière orientale de l’Arménie désormais en contact direct avec l’Azerbaïdjan offre son flanc le long d’une ligne erratique qui ne correspond malheureusement à aucune ligne de relief ou voie naturelle s’imposant d’elle-même. Ce n’est pas la vallée du Rhin !

Radar Media Info Sud-Caucase : Selon quel processus juridico-politique ces nouvelles frontières sont-elles tracées sur le terrain ? Existe-il à la suite des conflits, un protocole international que les parties en présence seraient tenues de respecter ? Quel est le rôle qui incombe à l’Etat arménien dans ces opérations ? 

Taline Ter Minassian : Il existe sur ce sujet une littérature considérable, notamment en droit international. Bien sûr, la définition territoriale des Etats est une question de première importance dans le système politique international car elle exprime en termes spatiaux la sphère d’application de l’autorité des Etats. Selon Malcom N. Shaw[2], auteur d’une importante étude sur le principe d’uti possidetis juris, « la définition territoriale des États étant le cadre spatial d’application de la compétence de l’État, des problèmes particuliers surgissent au moment de la transmission de la souveraineté de l’État d’une entité à une autre, pour la création d’un nouvel État. Plus précisément, le système international doit prévoir des règles pour la transmission des limites territoriales par rapport à ces changements de souveraineté»[3]. N’étant pas juriste internationaliste, je ne peux répondre à votre question de ce strict point de vue, qui d’ailleurs a rarement été respecté dans l’histoire ! Cependant, il existe en effet un protocole précis que les Anglo-Saxons nomment le « boundary making process », le processus de fabrication de la frontière. Que la frontière soit naturelle, géométrique ou artificielle, elle est soit le produit d’un consensus entre les Etats dans un traité négocié entre eux et dans ce cas, ils disposent des documents et des cartes de référence, soit, en cas de désaccord, ils peuvent en appeler à une autorité internationale, par exemple le Secrétaire Général des Nations Unies, afin d’établir cette frontière. Nous allons voir que s’agissant des Etats post-soviétiques, nous nous trouvons dans une sorte de fenêtre aveugle depuis que l’interprétation des accords d’Helsinki (1975) a rendu « intangibles » des frontières inter-républicaines de l’URSS devenues, après la chute de l’URSS en 1991, des frontières internationales… Je me permets d’ajouter que d’un strict point de vue technique, « fabriquer » une frontière suppose trois étapes distinctes : la délimitation qui est le processus légal, « produite » directement sur la table des négociations, la démarcation qui est l’opération de reconnaissance sur le terrain, de marquage monumental. Normalement, une commission conjointe avec un nombre égal de représentants de chaque pays doit procéder à cette démarcation physique qui se fait au moyen d’archives, de rapports, de cartes ou de SIG. Enfin, le traçage (delineation) est la représentation graphique ou mathématique de la frontière. Mais dans le cas qui nous intéresse, ce processus n’est pas pris en compte : le principe établi est que depuis la chute de l’URSS, la frontière entre l’ancienne RSS d’Arménie et l’ancienne RSS d’Azerbaïdjan est devenue une frontière internationale « intangible ». Tout le problème est donc pour les deux parties d’interpréter le plus avantageusement possible le tracé de cette frontière intra-soviétique, faiblement matérialisée –en URSS, on ne franchissait pas de postes frontières en passant d’une république fédérée à l’autre- et beaucoup moins soigneusement tracée que les frontières internationales de l’URSS. L’Arménie est un bon poste d’observation de cette différence de nature entre ces frontières puisque l’ex-frontière soviéto-turque, celle qui mettait directement en contact l’OTAN et le Pacte de Varsovie, frontière de la guerre froide par excellence, passe aussi par son territoire. L’Ararat sur lequel on a un point de vue si saisissant depuis Erevan, se trouve en Turquie. Donc, pour finir de répondre à votre question, l’Arménie devrait en effet normalement participer à ce processus. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que pour le moment, en tant que pays vaincu, elle semble surtout subir le changement de frontières. Il y a en effet une Commission des Frontières qui a été créée au sein du département des pays frontaliers du Ministère des Affaires Etrangères d’Arménie, présidée par Arsen Avagyan. Je n’ai pas réussi à rentrer en contact avec ce responsable. Je ne suis donc pas capable de vous dire quelle part réelle prend l’Arménie dans ce processus.

Radar Media Info Sud-Caucase : En quoi consiste la présence russe dans la région frontalière du sud ?

Taline Ter Minassian : Depuis l’accord de cessez-le-feu, avec le déploiement de la force d’interposition, la présence russe est naturellement beaucoup plus tangible qu’elle ne l’était avant la guerre des 44 jours. Mais, en ce qui concerne la frontière de l’Arménie avec l’Iran au sud, la présence russe n’est pas une nouveauté : cette frontière est gardée depuis longtemps par les garde-frontières russes et le FSB, le service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie. J’en ai fait moi-même l’expérience dans la vallée de l’Araxe, alors que je projetais de me rendre à Nrnadzor, l’un des villages proches de la « nouvelle » frontière avec l’Azerbaïdjan. Cette frontière, qui a toujours été gardée et surveillée, l’est encore plus dans le contexte actuel. C’est dans cette zone que l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre prévoit d’aménager un « corridor » entre l’Azerbaïdjan et l’exclave du Nakhitchevan. Au milieu de ce dédale de montagnes, la vallée de l’Araxe est une voie de communication naturelle qu’empruntait autrefois la voie de chemin de fer, aujourd’hui désaffectée, mais qui pourrait assez facilement être remise en service.

Radar Media Info Sud-Caucase : Quels tracés ou approches semblent privilégiés pour ces nouvelles frontières ?  Qui fait les arbitrages et selon quelles méthodes ?

Taline Ter Minassian : C’est bien toute la question ! Tout le monde parle de la frontière soviétique mais celle-ci a connu des modifications tout au long de la période soviétique, qui a tout de même duré 70 ans ! On peut supposer que les enjeux relativement faibles d’une frontière administrative intra-soviétique ont dû entrainer des lacunes, des arrangements, des accommodements de toutes sortes, pas nécessairement d’ailleurs au désavantage de l’Arménie. Disons pour aller vite que j’ai pu vérifier sur le terrain qu’en effet les cartes de référence sont les cartes topographiques au 1 :100 000e de la fin de l’époque soviétique, des cartes de années 1970-1980 dont certaines, dans le secteur du Tavoush par exemple, portent la mention de modifications récentes accomplies à l’époque d’après des cartes d’échelle plus grande, qui ne sont pas en ma possession. A Erevan, on évoque d’autres cartes, qui seraient conservées aux archives de Moscou… Mais une carte au 1 :100 000e ne permet pas de tracer une frontière ! Il est évident que les positions prises par l’Azerbaïdjan, qui plante ses drapeaux et ses panneaux « Bienvenue en Azerbaïdjan » à chaque détour de virage, montrent qu’il dispose de coordonnées plus précises au GPS. Il semble que les Russes leur aient fourni la liste de ces coordonnées.

Radar Media Info Sud-Caucase : Quelles sont les problèmes majeurs que suscitent les tracés de ces nouvelles frontières ? En termes de sécurité nationale ?

Taline Ter Minassian : A parcourir cette « nouvelle » frontière, cette frontière je dirais « néo-soviétique » de l’Arménie, on prend tout d’abord la mesure de l’exiguïté du territoire, notamment dans la région du Siounik, c’est à dire toute la partie méridionale de l’Arménie, qui s’étend de Sissian à Meghri. Cette frontière, dans le contexte actuel des tensions évidentes qui existent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, est tout simplement invivable !  Elle vient par exemple aux lisières de la ville de Kapan. Coincé dans une sorte de cul de sac, l’aérodrome de cette ville, aujourd’hui désaffecté, est littéralement situé sur la frontière. On voit le campement des forces russes le long de la piste et le drapeau du poste azéri flotter un peu plus haut sur la colline. Entre Goris et Kapan, la route qui commande l’accès à Meghri est un cas d’école : la frontière sur la carte au 1 : 100 000e passe littéralement sur la route et comme la route fait elle-même des lacets dans cette zone très montagneuse, on perd le tracé. La frontière est marquée tantôt à droite de la route tantôt à gauche et bien souvent la frontière n’est pas marquée du tout. Une route, et surtout une voie de communication aussi essentielle que celle-ci par où transitent les camions en provenance d’Iran, ne peut pas faire frontière !

Radar Media Info Sud-Caucase : Comment réagissent les populations locales ? Quels sont les moyens à la disposition des collectivités -mairies, gouverneurs- pour aider les habitants ?

Taline Ter Minassian : La frontière bouleverse évidemment la vie des populations locales. On a cité avec raison, l’exemple du hameau de Chournoukh, littéralement coupé en deux par la frontière, laquelle passe d’ailleurs aussi à travers une maison. Les enfants jouent dehors sous les yeux des soldats azéris. Il n’y a que l’épicière de Chournoukh pour se réjouir de l’affluence de soldatesques d’obédiences diverses qui favorisent son commerce. Sinon, on peut dire clairement que cette frontière est invivable, en tout cas dans le contexte actuel. Il y a eu, et on peut supposer qu’il y aura encore, des escarmouches et des tirs mettant en danger la vie des habitants et du bétail. Dans le village de Djakaten, la frontière passe en haut de la colline qui surplombe le village : le village en lui-même n’est ici pas coupé en deux, mais les paysans n’ont plus accès aux champs qu’ils ont pourtant semés et leurs vaches n’ont plus accès aux pâturages qu’elles avaient l’habitude de brouter. Leurs excursions sur les flancs de la colline au sommet de laquelle campent les soldats azéris suscitent des appels quotidiens au maire. Le maire m’a paru accablé par la situation. D’une façon générale, les autorités locales, en particulier municipales sont contraintes à une certaine improvisation. A Sissian, la municipalité a clairement laissé entendre son exaspération face à l’inertie de Erevan.

 

Radar Media Info Sud-Caucase : Quelles sont les atteintes aux droits qui découlent de ces situations ?

Taline Ter Minassian : L’ombudsman d’Arménie, Arman Tatoyan, a multiplié les appels dénonçant les atteintes aux droits entraînées par la « nouvelle » frontière. Selon lui, ces atteintes sont de deux ordres. D’une part, la sécurité physique des personnes ne peut être assurée lorsque villageois, simples habitants, enfants et bétails sont à portée de fusil du moindre soldat de la partie adverse et que n’importe quel événement de la vie quotidienne est susceptible de déclencher une escarmouche. On peut noter que les convois azéris doivent circuler sur cette route de la frontière entre Goris et Kapan, toujours accompagnés par les Russes, qui jouent le même rôle d’interposition avec les convois arméniens. D’autre part, Arman Tatoyan fait remarquer que la frontière porte également atteinte aux droits cadastraux. Des villageois arméniens sont détenteurs de titres de propriété pour des terrains qui se trouvent désormais au-delà de la frontière… Donc la question est de savoir si cette frontière est définitive ou bien provisoire, si elle est susceptible d’aménagements. Si oui, il faudra alors espérer qu’on ne multiplie pas les enclaves, comme au Bangladesh par exemple.

Radar Media Info Sud-Caucase : Quelle est la marge de manœuvre de l'Etat arménien pour faire face à ces menaces ?

Pour l’instant l’Arménie, en tant que pays défait, subit la frontière. Je ne vois pas dans la politique du gouvernement actuel l’amorce d’une manœuvre quelconque pour tenter de remédier à cette situation. Selon moi, après une défaite historique majeure comme celle qui vient de se produire, seul un changement de régime, y compris sur le plan institutionnel, est susceptible de rendre à l’Arménie une maîtrise relative de ses frontières et, partant, de sa souveraineté.

 

[1] Mission effectuée du 30 janvier au 7 février 2021 avec le soutien de la Fondation Gulbenkian

[2] Malcom N. Shaw, « The Heritage of States : the principle of uti possidetis juris today », in The British Yearbook of International Law, 1996, vol 67, pp.75-154.

[3] Le texte original en anglais : « since the territorial definition of states is the spatial context for the application of state competence, particular problems are generated with regard to the transmission of state sovereignty from one entity to another and the consequential creation of new states. Specifically, the international system needs to provide rules for the transmission of territorial limits in relation to such changes of sovereignty ».